[Les rues et ruelles] Des pas dans la neige et mes souvenirs

[Suite du Spectacle du Café Saint-James. Pour Dan Aquil en priorité, mais si quelqu'un veut intervenir, qu'il ne se prive pas ! Plus on est de fous, plus on rit. ]

Après cette bouffée de mauvaise humeur, Autumn se trouva dehors, et, sans même se rendre compte d'où il allait, il commença à marcher d'un pas alerte vers son appartement. Il habitait à l'autre bout de la ville, et le trajet risquait de durer un certain temps, d'autant plus que le neige s'était remise à tomber. Quelques rares automobiles roulaient dans le givre sale, éclairant d'une lumière furtive les ruelles de la basse-ville de Kanst. Ca et là, des hommes peu fréquentables et des femmes de petite vertu erraient sans but, ou plutôt avec un but trop inavouable, mais personne n'osait aborder le colosse qui semblait une apparition fantômatique dans le brouillard. Les lampadaires à gaz commençaient, un à un, à s'éteindre d'eux-mêmes. La ville ne voulait pas éclairer ses propres bas-fonds.

Autumn commença à ressasser dans son esprit à cette soirée dans laquelle si peu d'évènements étaient arrivés ... Oui, mais il avait pensé tant de choses ! D'abord cette chanson qui lui évoquait, sans qu'il sache très bien comment, Londres, puis la rencontre de Tak Fennrius, et cette désagréable impression de vide, là dans la poitrine, à l'endroit où le commun des mortels a un coeur. Jusqu'à quel point Autumn avait-il fait abstraction de cet organe ? Pas assez en tout cas.

Soudain, il entendit un bruit venant de derrière un angle de rue. L'endroit où il marchait était encore faiblement éclairé par l'éclairage d'un troquet, mais celui d'où provenait l'écho était très obscur. Il lui semblait maintenant entendre une respiration calme, et distinguer la silhouette d'un homme de taille moyenne, à la démarche étrangement irrégulière ...

Il se risqua à appeller :

- Monsieur ?

En quelques instants, l'homme sortit de l'obscurité ambiante pour venir jusqu'en pleine lumière. Autumn put voir avec plus de précision son visage et son habillement, assez simple au demeurant : La classique chemise blanche, le costume, l'écharpe rouge, tout cela aurait pu appartenir à n'importe lequel de ces hommes pressés qui parcouraient chaque jour les rues de Kanst, mais il sentait quelque chose de spécial, de plus, qui rendait la physionomie de l'homme plus particulière. Peut-être était-ce son indéfinissable claudication, son air impassible, ou ce léger air asiatique dans son visage. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas tout à fait catholique, et sûrement pas protestant []. Au fond de ses yeux, ce vide indéfinissable que le jeune homme avait appris à reconnaître montrait qu'il avait déjà tué, et qu'il recommencerait autant de fois qu'il le faudrait. Néanmoins, au premier abord, il lui fut plutôt sympathique.

"Bonsoir Mr.Redwine. Nous nous connaissons pas encore. je suis Mr. Aquil. Je suis un ... Homme d'affaire."

La légère hésitation qui avait précédé l'annonce de sa qualité ne permettait aucun doute : Dan Aquil travaillait à la limite de la légalité, voire même complètement dans la transgression de la loi. Ce n'était pas pour déplaire à l'agent d'assurances, qui se tenait pourtant sur ses gardes : Rien ne lui prouvait qu'il ne s'agissait pas d'un agent de police en civil, d'un quelquonque membre de gang qu'il aurait offensé au cours de ses "affaires" ou même d'un détrousseur de grand chemin. La défensive s'imposait.

"Des amis ont été extrêmement ravis de votre travail d'avocat il y a quelques années. De plus, nous avons une relation commune il me semble. Votre supérieur est une vieille connaissance, un homme bon."

L'homme poursuivit, impassible. Il montrait patte blanche, car peu de personnes étrangères au milieu connaissaient le vrai passé de l'anglais, et il s'agissait d'hommes de confiance. Il n'avait pas vraiment de raison de douter de ce que lui disait Dan, mais trop de précautions dans de telles affaires n'est jamais nocif. Lorsque l'homme s'avanca encore de quelques mètres, Autumn fit lui aussi un pas en avant, ce qui lui permit d'entendre dinstinctement la proposition qui suivait :

"J'ai besoin de vos talents de persuasion. Que diriez-vous de replonger dans les livres de droit, les longs palabres du réquisitoire et la froide atmosphère des tribunaux ?"

Autumn commençait à comprendre. Il dit d'un air chaleureux, qui montrait à son intrelocuteur qu'il n'avait rien à craindre :

" - C'est une perspective qui me plairait assez, en effet, mais j'aimerais d'abord, comme il est naturel, d'en savoir un peu plus sur les circonstances qui vous amènent à moi. Et rangez ce couteau, vous allez blesser quelqu'un ... " ajouta-t-il dans un éclat de rire.

"Excusez mes gestes, ils ne sont remplis que de prudence."

Autumn acquiesça de la tête. Il pouvait aisément comprendre un tel langage, surtout de la part d'un homme dont les intentions semblaient à la limite de l'illégalité. Lui-même gardait ses deux automatiques à portée de main, et sa chaîne ne le quittait jamais. Dan Aquil détournait maintenant ses yeux vers la ruelle, où, petit à petit, sous la neige drue, les traces de pas s'estompaient. Le jeune agent d'assurances se demanda avec une curiosité grandissant ce qui amenait, en pleine nuit, un tel homme à venir quérir son aide. Il était loin d'imaginer ce qui allait suivre. L'homme se retourna et reprit d'un ton plus froid :

"Voilà bientôt deux ans qu'un innocent est en prison. Deux ans de supplice pour un crime dont il n'est pas l'auteur. Une personne s'attaque à mes proches. Une personne douée et rusée. A tel point que ..."

Autumn ne put réprimer un mouvement de surprise. La dernière chose qu'il s'attendait à trouver en cet homme était bien la compassion et la dévotion à une cause juste ! Raison de plus pour ne pas juger les gens sur leur apparence dans cette foutue ville, pensa-t-il avec amusement. L'affaire commençait à l'intéresser, des difficultés, une complexité insoupçonnée se dessinaient derrière cette phrase d'introduction. Mais l'homme stoppa net, avec une très légère expression de mécontentement. Il continua sur un ton bien plus neutre et assuré, sans prendre la peine de préciser les menaces qui pesaient sur lui.

"... Mr.Syn est tombé dans un piège. Une affaire de meurtre. Le dossier n'est certes pas facile mais aucune preuve directe ne relie Syn et la victime. Seulement quelques suspicions et une forte dose de corruption. Cependant certaines personnes font pression sur les membres-clés de cette affaire. Le juge est corrompu et intouchable. Mais je suis sûr que vous pourriez en tant qu'avocat revoir cette affaire. Notamment les témoins a charge qui prétendent avoir vu M. Syn commettre le meurtre. Ainsi le juge n'aurait plus aucune raison de mettre Syn en prison. Dans un soucie de discrétion je ne peux pas prendre un de mes hommes ou avocats pour cette affaire. C'est pourquoi je suis venu à vous. Etranger, sans relation aucune avec mes états de service, bon avocat, homme à multiples talents, etc. "

Lorsque le discours de l'homme prit fin, Autumn s'avança imperceptiblement dans le neige sale, s'éclaircit la gorge, et dit, d'un air un peu théâtral, comme une sorte de résurgence des habitudes de plaidoirie :

« Il faut d’abord que vous sachiez que je ne suis pas de ceux, qui, comme l’on dit de façon commune, défendent le veuve et l’orphelin. Je n’ai jamais cru aux idéaux, encore moins à l’altruisme, et mon parcours est pavé de cynisme. Je crois à la supériorité des fins sur les moyens, et je suis absolument prêt à tout ce que les hommes réprouvent pour arriver à mes buts, quels qu’ils soient. Si j’accepte cette affaire -et je peux déjà vous annoncer que je suis sûr de l’accepter-, ne vous y trompez pas, ce n’est pas par désir de faire le bien, mais par plaisir personnel de démêler une intrigue difficile, et par une sorte de ... *hum* ... fidélité au monde auquel j’appartiens, le seul qui soit à mes yeux légitime, celui du crime. Je vous autorise à me juger comme vous voudrez, du moment que j’y conserve ma liberté. »

Il se recula de nouveau, de façon très lente, comme reculant de la tribune où les avocats plaident.

[Au vu de la tournure de la discution, les deux hommes prirent rendez-vous pour se voir dans un endroit plus discret à ce genre de discution et parler plus en détail de l'affaire qui les réunit.]